J’avais dix ans lorsque j’ai posé mon oeil derrière la lucarne d’un boitier photo. Petite ouverture sur un monde encore insoupçonné, vaste et rempli d’espérances. Réinventer mon âge, donner à voir ce que je touchais des yeux. Murmurer ou crier en images ce que j’étais incapable de faire avec les mots. Lentement et aux fil des ans, j’ai ouvert un espace émotionnel dans lequel je n’ai jamais cessé de m’immerger. Kaleïdoscope de l’intimité, les facettes multiculturelles et ambivalentes des êtres que je croise me ramènent immanquablement à ce que je suis. Comme une allégorie de l’expérience humaine, entre réalité et théâtre de l’existence, photographier les gens «tels qu’ils sont» relève de mon observation sans détours cultivée depuis l’enfance.
Une quête lointaine, familière et intime de vivre au coeur de mes émotions. L’âpreté du réel dans ses limites du dérangeant est sans équivoque. Se confronter aux faits, aux visages dans ce qu’ils ont de plus intimement cachés, de plus vraisemblablement authentique. Je veux voir l’invisible réalité d’une société dont la lucarne étriquée lisse ces défauts. Mon point de vue s’attache à cultiver l’étrange dans son mystère, le commun dans son anonymat, le difforme dans son excentricité, l’ambigu dans sa complexité.
Aux confins des méandres de l’émotion, les pupilles brillent dans la pénombre, les rides se font profondes, les gestes tendres et maladroits mais j’aime célébrer la vie dans ce qu’elle a de plus avérée ou de plus troublant. Cette inébranlable vision des choses et des êtres me révèle à moi-même, m’enseigne sur ce «moi» complexe mais sans ambages. Je reste très attentive à privilégier l’humain dans sa dignité et son environnement, à mi-chemin entre empathie idéaliste et constat réel.
A tout cela les êtres se teintent de brumes, de neige et de pluies silencieuses «qui transfigurent la demeure des hommes, et gardent les traces éphémères de leur cheminement laborieux» (Marcel Bovis). En me plongeant dans l’oeuvre de Diane Arbus, pour qui l’exploration de l’intime a rendu familier «la normalité de l’anormalité», je pense avoir véritablement trouvé ce que je cherchais en chacune de mes obsessions. Avouer dans l’instantané les désirs cachés, les drames enfouis, toucher le coeur de l’aventure sinistre et magnifique de la vie. S’approcher au plus près de l’inconnu, du tabou, de l’interdit, du monstrueux. Je traque et chasse ces regards, à bout portant, dans le calibre de mes propres cauchemars pour en extraire ma vision de l’humanité, aux frontières ténues entre beauté et laideur, féminin et masculin, fragilité et force.
J’irai là où l’éphémère me conduira, dans mon éternelle quête d’immobiliser ce futur si mouvant, fuyant et déjà caduc. Le temps oeuvre sur nos âmes et nos corps. Face à cette trahison de la naissance où tout s’éveille aux «promesses», l’inéluctable chute aux abîmes m’émeut et m’épouvante. Une chose est certaine : une fois le miroir traversé, le retour est sans appel mais d’ici à la fin : «Si vous découvrez la réalité d’assez près, si d’une façon ou d’une autre vous la découvrez vraiment, la réalité devient fantastique.» Diane Arbus
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